Dans le cadre de la séquence sur la nouvelle et Maupassant, je vous propose de lire trois autres récits de l'auteur qui abordent aussi le thème de l'amour , sous d'autres aspects que ceux que nous avons vus précédemment . Ici: l'amour maternel, l'amour paternel et filial en temps de guerre et l'absence d'amour dans une famille paysanne.
Bonne lecture !
Mme ARSAC
LA MÈRE SAUVAGE
I
Je n'étais
point revenu à Virelogne depuis quinze ans. J'y retournai chasser, à l'automne,
chez mon ami Serval, qui avait enfin fait reconstruire son château, détruit par
les Prussiens.
J'aimais ce pays infiniment. Il est des coins du monde
délicieux qui ont pour les yeux un charme sensuel. On les aime d'un amour
physique. Nous gardons, nous autres que séduit la terre, des souvenirs tendres
pour certaines sources, certains bois, certains étangs, certaines collines, vus
souvent et qui nous ont attendris à la façon des événements heureux. Quelquefois
même la pensée retourne vers un coin de forêt, ou un bout de berge, ou un
verger poudré de fleurs, aperçus une seule fois, par un jour gai, et restés en
notre coeur comme ces images de femmes rencontrées dans la rue, un matin de
printemps, avec une toilette claire et transparente, et qui nous laissent dans
l'âme et dans la chair un désir inapaisé, inoubliable, la sensation du bonheur
coudoyé.
A Virelogne, j'aimais toute la campagne, semée de
petits bois et traversée par des ruisseaux qui couraient dans le sol comme des
veines, portant le sang à la terre. On pêchait là-dedans des écrevisses, des
truites et des anguilles ! Bonheur divin ! On pouvait se baigner par
places, et on trouvait souvent des bécassines dans les hautes herbes qui
poussaient sur les bords de ces minces cours d'eau.
J'allais, léger comme une chèvre, regardant mes deux
chiens fourrager devant moi. Serval, à cent mètres sur ma droite, battait un
champ de luzerne. Je tournai les buissons qui forment la limite du bois des Saudres,
et j'aperçus une chaumière en ruines.
Tout à coup, je me la rappelai telle que je l'avais vue
pour la dernière fois, en 1869, propre, vêtue de vignes, avec des poules devant
la porte. Quoi de plus triste qu'une maison morte, avec son squelette debout,
délabré, sinistre ?
Je me rappelai aussi qu'une bonne femme m'avait fait
boire un verre de vin là-dedans, un jour de grande fatigue, et que Serval
m'avait dit alors l'histoire des habitants. Le père, vieux braconnier, avait
été tué par les gendarmes. Le fils, que j'avais vu autrefois, était un grand
garçon sec qui passait également pour un féroce destructeur de gibier. On les
appelait les Sauvage.
Etait-ce un nom ou un sobriquet?
Je hélai Serval. Il s'en vint de son long pas
d'échassier.
Je lui demandai :
"Que sont devenus les gens de là?"
Et il me conta cette aventure.
II
Lorsque
la guerre fut déclarée, le fils Sauvage, qui avait alors trente-trois ans,
s'engagea, laissant la mère seule au logis. On ne la plaignait pas trop, la
vieille, parce qu'elle avait de l'argent, on le savait.
Elle resta donc toute seule dans cette maison isolée si
loin du village, sur la lisière du bois. Elle n'avait pas peur, du reste, étant
de la même race que ses hommes, une rude vieille, haute et maigre, qui ne riait
pas souvent et avec qui on ne plaisantait point. Les femmes des champs ne rient
guère d'ailleurs. C'est affaire aux hommes, cela ! Elles ont l'âme triste
et bornée, ayant une vie morne et sans éclaircie. Le paysan apprend un peu de
gaieté bruyante au cabaret, mais sa compagne reste sérieuse avec une
physionomie constamment sévère. Les muscles de leur face n'ont point appris les
mouvements du rire.
La mère Sauvage continua son existence ordinaire dans
sa chaumière, qui fut bientôt couverte par les neiges. Elle s'en venait au
village, une fois par semaine, chercher du pain et un peu de viande; puis elle
retournait dans sa masure. Comme on parlait des loups, elle sortait le fusil au
dos, le fusil du fils, rouillé, avec la crosse usée par le frottement de la
main; et elle était curieuse à voir, la grande Sauvage, un peu courbée, allant
à lentes enjambées par la neige, le canon de l'arme dépassant la coiffe noire
qui lui serrait la tête et emprisonnait ses cheveux blancs, que personne
n'avait jamais vus.
Un jour les Prussiens arrivèrent. On les distribua aux
habitants, selon la fortune et les ressources de chacun. La vieille, qu'on
savait riche, en eut quatre.
C'étaient quatre gros garçons à la chair blonde, à la
barbe blonde, aux yeux bleus, demeurés gras malgré les fatigues qu'ils avaient
endurées déjà, et bons enfants, bien qu'en pays conquis. Seuls chez cette femme
âgée, ils se montrèrent pleins de prévenances pour elle, lui épargnant, autant
qu'ils le pouvaient, des fatigues et des dépenses. On les voyait tous les
quatre faire leur toilette autour du puits, le matin, en manches de chemise,
mouillant à grande eau, dans le jour cru des neiges, leur chair blanche et rose
d'hommes du Nord, tandis que la mère Sauvage allait et venait, préparant la
soupe. Puis on les voyait nettoyer la cuisine, frotter les carreaux, casser du
bois, éplucher les pommes de terre, laver le linge, accomplir toutes les
besognes de la maison, comme quatre bons fils autour de leur mère.
Mais elle pensait sans cesse au sien, la vieille, à son
grand maigre au nez crochu, aux yeux bruns, à la forte moustache qui faisait
sur sa lèvre un bourrelet de poils noirs. Elle demandait chaque jour, à chacun
des soldats installés à son foyer : "Savez-vous où est parti le régiment
français, vingt-troisième de marche ? Mon garçon est dedans."
Ils répondaient : "Non, bas su, bas savoir tu
tout." Et, comprenant sa peine et ses inquiétudes, eux qui avaient des
mères là-bas, ils lui rendaient mille petits soins. Elle les aimait bien,
d'ailleurs, ses quatre ennemis; car les paysans n'ont guère les haines
patriotiques; cela n'appartient qu'aux classes supérieures. Les humbles, ceux
qui paient le plus parce qu'ils sont pauvres et que toute charge nouvelle les
accable, ceux qu'on tue par masses, qui forment la vraie chair à canon, parce
qu'ils sont le nombre, ceux qui souffrent enfin le plus cruellement des atroces
misères de la guerre, parce qu'ils sont les plus faibles et les moins
résistants, ne comprennent guère ces ardeurs belliqueuses, ce point d'honneur
excitable et ces prétendues combinaisons politiques qui épuisent en six mois
deux nations, la victorieuse comme la vaincue.
On disait dans le pays, en parlant des Allemands de la
mère Sauvage : "En v'là quatre qu'ont trouvé leur gîte."
Or, un matin, comme la vieille femme était seule au
logis, elle aperçut au loin dans la plaine un homme qui venait vers sa demeure.
Bientôt elle le reconnut, c'était le piéton chargé de distribuer les lettres.
Il lui remit un papier plié et elle tira de son étui les lunettes dont elle se
servait pour coudre; puis elle lut: "Madame Sauvage, la présente est
pour vous porter une triste nouvelle. Votre garçon Victor a été tué hier par un
boulet, qui l'a censément coupé en deux parts. J'étais tout près, vu que nous
nous trouvions côte à côte dans la compagnie et qu'il me parlait de vous pour
vous prévenir au jour même s'il lui arrivait malheur.
"J'ai pris dans sa poche sa montre pour vous la
reporter quand la guerre sera finie.
"Je vous salue amicalement.
" Césaire Rivot,
"Soldat de 2e classe au 23e de marche. "
La lettre était datée de trois semaines.
Elle ne pleurait point. Elle demeurait immobile,
tellement saisie, hébétée, qu'elle ne souffrait même pas encore. Elle
pensait: "V'là Victor qu'est tué, maintenant." Puis peu à peu
les larmes montèrent à ses yeux, et la douleur envahit son coeur. Les idées lui
venaient une à une, affreuses, torturantes. Elle ne l'embrasserait plus, son
enfant, son grand, plus jamais ! Les gendarmes avaient tué le père, les
Prussiens avaient tué le fils... Il avait été coupé en deux par un boulet. Et
il lui semblait qu'elle voyait la chose, la chose horrible: la tête tombant,
les yeux ouverts, tandis qu'il mâchait le coin de sa grosse moustache, comme il
faisait aux heures de colère.
Qu'est-ce qu'on avait fait de son corps, après ?
Si seulement on lui avait rendu son enfant, comme on lui avait rendu son mari,
avec sa balle au milieu du front ?
Mais elle entendit un bruit de voix. C'étaient les
Prussiens qui revenaient du village. Elle cacha bien vite la lettre dans sa
poche et elle les reçut tranquillement avec sa figure ordinaire, ayant eu le
temps de bien essuyer ses yeux.
Ils riaient tous les quatre, enchantés, car ils rapportaient
un beau lapin, volé sans doute, et ils faisaient signe à la vieille qu'on
allait manger quelque chose de bon.
Elle se mit tout de suite à la besogne pour préparer le
déjeuner; mais, quand il fallut tuer le lapin, le coeur lui manqua. Ce n'était
pas le premier pourtant ! Un des soldats l'assomma d'un coup de poing
derrière les oreilles. Une fois la bête morte, elle fit sortir le corps rouge
de la peau; mais la vue du sang qu'elle maniait, qui lui couvrait les mains, du
sang tiède qu'elle sentait se refroidir et se coaguler, la faisait trembler de
la tête aux pieds; et elle voyait toujours son grand coupé en deux, et tout
rouge aussi, comme cet animal encore palpitant.
Elle se mit à table avec ses Prussiens, mais elle ne
put manger, pas même une bouchée. Ils dévorèrent le lapin sans s'occuper
d'elle. Elle les regardait de côté, sans parler, mûrissant une idée, et le
visage tellement impassible qu'ils ne s'aperçurent de rien.
Tout à coup, elle demanda: "Je ne sais seulement
point vos noms, et v'là un mois que nous sommes ensemble." Ils comprirent,
non sans peine, ce qu'elle voulait, et dirent leurs noms. Cela ne lui suffisait
pas; elle se les fit écrire sur un papier, avec l'adresse de leurs familles,
et, reposant ses lunettes sur son grand nez, elle considéra cette écriture
inconnue, puis elle plia la feuille et la mit dans sa poche, par-dessus la
lettre qui lui disait la mort de son fils.
Quand le repas fut fini, elle dit aux hommes :
"J' vas travailler pour vous."
Et elle se mit à monter du foin dans le grenier où ils
couchaient.
Ils s'étonnèrent de cette besogne; elle leur expliqua
qu'ils auraient moins froid; et ils l'aidèrent. Ils entassaient les bottes
jusqu'au toit de paille; et ils se firent ainsi une sorte de grande chambre
avec quatre murs de fourrage, chaude et parfumée, où ils dormiraient à
merveille.
Au dîner, un d'eux s'inquiéta de voir que la mère
Sauvage ne mangeait point encore. Elle affirma qu'elle avait des crampes. Puis
elle alluma un bon feu pour se chauffer, et les quatre Allemands montèrent dans
leur logis par l'échelle qui leur servait tous les soirs.
Dès que la trappe fut refermée, la vieille enleva
l'échelle, puis rouvrit sans bruit la porte du dehors, et elle retourna
chercher des bottes de paille dont elle emplit sa cuisine. Elle allait nu
pieds, dans la neige, si doucement qu'on n'entendait rien. De temps en temps
elle écoutait les ronflements sonores et inégaux des quatre soldats endormis.
Quand elle jugea suffisants ses préparatifs, elle jeta
dans le foyer une des bottes, et, lorsqu'elle fut enflammée, elle l'éparpilla
sur les autres, puis elle ressortit et regarda.
Une clarté violente illumina en quelques secondes tout
l'intérieur de la chaumière, puis ce fut un brasier effroyable, un gigantesque
four ardent, dont la lueur jaillissait par l'étroite fenêtre et jetait sur la
neige un éclatant rayon.
Puis un grand cri partit du sommet de la maison, puis
ce fut une clameur de hurlements humains, d'appels déchirants d'angoisse et
d'épouvante. Puis, la trappe s'étant écroulée à l'intérieur, un tourbillon de
feu s'élança dans le grenier, perça le toit de paille, monta dans le ciel comme
une immense flamme de torche; et toute la chaumière flamba.
On n'entendait plus rien dedans que le crépitement de
l'incendie, le craquement des murs, l'écroulement des poutres. Le toit tout à
coup s'effondra, et la carcasse ardente de la demeure lança dans l'air, au
milieu d'un nuage de fumée, un grand panache d'étincelles.
La campagne, blanche, éclairée par le feu, luisait
comme une nappe d'argent teintée de rouge.
Une cloche, au loin, se mit à sonner.
La vieille Sauvage restait debout, devant son logis
détruit, armée de son fusil, celui du fils, de crainte qu'un des hommes
n'échappât.
Quand elle vit que c'était fini, elle jeta son arme
dans le brasier. Une détonation retentit.
Des gens arrivaient, des paysans, des Prussiens.
On trouva la femme assise sur un tronc d'arbre,
tranquille et satisfaite.
Un officier allemand, qui parlait le français comme un
fils de France, lui demanda :
"Où sont vos soldats ?"
Elle tendit son bras maigre vers l'amas rouge de
l'incendie qui s'éteignait, et elle répondit d'une voix forte :
"Là-dedans !"
On se pressait autour d'elle. Le Prussien demanda :
"Comment le feu a-t-il pris ?"
Elle prononça :
"C'est moi qui l'ai mis."
On ne la croyait pas, on pensait que le désastre
l'avait soudain rendue folle. Alors, comme tout le monde l'entourait et
l'écoutait, elle dit la chose d'un bout à l'autre, depuis l'arrivée de la
lettre jusqu'au dernier cri des hommes flambés avec sa maison. Elle n'oublia
pas un détail de ce qu'elle avait ressenti ni de ce qu'elle avait fait.
Quand elle eut fini, elle tira de sa poche deux
papiers, et, pour les distinguer aux dernières lueurs du feu, elle ajusta
encore ses lunettes, puis elle prononça, montrant l'un: "Ca, c'est la mort
de Victor." Montrant l'autre, elle ajouta, en désignant les ruines rouges
d'un coup de tête: "Ca, c'est leurs noms pour qu'on écrive chez eux."
Elle tendit tranquillement la feuille blanche à l'officier, qui la tenait par
les épaules, et elle reprit:
"Vous écrirez comment c'est arrivé, et vous direz
à leurs parents que c'est moi qui a fait ça. Victoire Simon, la Sauvage !
N'oubliez pas."
L'officier criait des ordres en allemand. On la saisit,
on la jeta contre les murs encore chauds de son logis. Puis douze hommes se
rangèrent vivement en face d'elle, à vingt mètres. Elle ne bougea point. Elle
avait compris; elle attendait.
Un ordre retentit, qu'une longue détonation suivit
aussitôt. Un coup attardé partit tout seul, après les autres.
La vieille ne tomba point. Elle s'affaissa comme si on
lui eût fauché les jambes.
L'officier prussien s'approcha. Elle était presque
coupée en deux, et dans sa main crispée elle tenait sa lettre baignée de sang.
Mon ami Serval ajouta :
"C'est par représailles que les Allemands ont
détruit le château du pays, qui m'appartenait."
Moi, je pensais aux mères des quatre doux garçons
brûlés là-dedans; et à l'héroïsme atroce de cette autre mère, fusillée contre
ce mur.
Et je ramassai une petite pierre, encore noircie par le
feu.
Guy de Maupassant, Le
Gaulois ,3 mars 1883.
LE PÈRE MILON
Depuis
un mois, le large soleil jette aux champs sa flamme cuisante. La vie radieuse
éclot sous cette averse de feu; la terre est verte à perte de vue. Jusqu'aux
bords de l'horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes semées par la plaine
semblent, de loin, de petits bois, enfermées dans leur ceinture de hêtres
élancés. De près, quand on ouvre la barrière vermoulue, on croit voir un jardin
géant, car tous les antiques pommiers, osseux comme les paysans, sont en
fleurs. Les vieux troncs noirs, crochus, tortus, alignés par la cour, étalent
sous le ciel leur dômes éclatants, blancs et roses. Le doux parfum de leur
épanouissement se mêle aux grasses senteurs des étables ouvertes et aux vapeurs
du fumier qui fermente, couvert de poules.
Il est midi. La famille dîne à l'ombre du poirier
planté devant la porte: le père, la mère, les quatre enfants, les deux
servantes et les trois valets. On ne parle guère. On mange la soupe, puis on
découvre le plat de fricot plein de pommes de terre au lard.
De temps en temps, une servante se lève et va remplir
au cellier la cruche au cidre.
L'homme, un grand gars de quarante ans, contemple,
contre sa maison, une vigne restée nue, et courant, tordue comme un serpent,
sous les volets, tout le long du mur. Il dit enfin: "La vigne au père
bourgeonne de bonne heure c't'année. P't-être qu'a donnera."
La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un
mot.
Cette vigne est plantée juste à la place où le père a
été fusillé.
C'était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens
occupaient tout le pays. Le général Faidherbe, avec l'armée du Nord, leur
tenait tête.
Or l'état-major prussien s'était posté dans cette
ferme. Le vieux paysan qui la possédait, le père Milon, Pierre, les avait reçus
et installés de son mieux.
Depuis un mois l'avant-garde allemande restait en
observation dans le village. Les Français demeuraient immobiles, à dix lieues
de là; et cependant, chaque nuit, des uhlans disparaissaient.
Tous les éclaireurs isolés, ceux qu'on envoyait faire
des rondes, alors qu'ils partaient à deux ou trois seulement, ne rentraient
jamais.
On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au
bord d'une cour, dans un fossé. Leurs chevaux eux-mêmes gisaient le long des
routes, égorgés d'un coup de sabre.
Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes hommes,
qu'on ne pouvait découvrir.
Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une
simple dénonciation, on emprisonna des femmes; on voulut obtenir, par la peur,
des révélations des enfants. On ne découvrit rien. Mais voilà qu'un matin, on
aperçut le père Milon étendu dans son écurie, la figure coupée d'une balafre.
Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois
kilomètres de la ferme. Un d'eux tenait encore à la main son arme ensanglantée.
Il s'était battu, défendu. Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué,
en plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.
Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu
tors, avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe. Ses cheveux
ternes, rares et légers comme un duvet de jeune canard, laissaient voir partout
la chair du crâne. La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines
qui s'enfonçaient sous les mâchoires et reparaissaient aux tempes. Il passait
dans la contrée pour avare et difficile en affaires.
On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la
table de cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel s'assirent en face
de lui.
Le colonel prit la parole en français.
"Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous
n'avons eu qu'à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant et même
attentionné pour nous. Mais aujourd'hui une accusation terrible pèse sur vous,
et il faut que la lumière se fasse. Comment avez-vous reçu la blessure que vous
portez sur la figure ? "
Le paysan ne répondit rien.
Le colonel reprit :
"Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je
veux que vous me répondiez, entendez-vous? Savez-vous qui a tué les deux uhlans
qu'on a trouvés ce matin près du Calvaire ?"
Le vieux articula nettement :
"C'est mé."
Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant
fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible, avec son air abruti
de paysan, les yeux baissés comme s'il eût parlé à son curé. Une seule chose
pouvait révéler un trouble intérieur, c'est qu'il avalait coup sur coup sa
salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été tout à fait
étranglée.
La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux
petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et consternés.
Le colonel reprit:
"Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de
notre armée qu'on retrouve chaque matin, par la campagne depuis un
mois ?"
Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute:
"C'est mé.
- C'est vous qui les avez tués tous ?
- Tretous, oui, c'est mé.
- Vous seul ?
- Mé seul.
- Dites-moi comment vous vous y preniez."
Cette fois l'homme parut ému; la nécessité de parler
longtemps le gênait visiblement. Il balbutia:
"Je sais-ti, mé ? J'ai fait ça comme ça s'
trouvait."
Le colonel reprit:
"Je vous préviens qu'il faudra que vous me disiez
tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement. Comment avez-vous
commencé ?"
L'homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive
derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup, se décida.
"Je r'venais un soir, qu'il était p't-être dix
heures, le lend'main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats, vous m'aviez
pris pour pu de chinquante écus de fourrage avec une vaque et deux moutons. Je
me dis: tant qu'i me prendront de fois vingt écus, tant que je leur y revaudrai
ça. Et pi, j'avais d'autres choses itou su l'coeur, que j' vous dirai. V'là qu'
j'en aperçois un d' vos cavaliers qui fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma
grange. J'allai décrocher ma faux et je r'vins à p'tits pas par derrière, qu'il
n'entendit seulement rien. Et j'li coupai la tête d'un coup, d'un seuI, comme
un épi, qu'il n'a pas seulement dit "ouf !" Vous n'auriez qu'à
chercher au fond d' la mare : vous le trouveriez dans un sac à charbon, avec
une pierre de la barrière.
J'avais mon idée. J' pris tous ses effets d'puis les
bottes jusqu'au bonnet et je les cachai dans le four à plâtre du bois Martin,
derrière la cour."
Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se
regardaient. L'interrogatoire recommença ; et voici ce qu'ils apprirent.
Une fois son meurtre accompli, l'homme avait vécu avec
cette pensée : "Tuer des Prussiens !" Il les haïssait d'une haine
sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote aussi. Il avait son idée
comme il disait. Il attendit quelques jours.
On le laissait libre d'aller et de venir, d'entrer et
de sortir à sa guise tant il s'était montré humble envers les vainqueurs,
soumis et complaisant. Or il voyait, chaque soir, partir les estafettes; et il
sortit, une nuit, ayant entendu le nom du village où se rendaient les
cavaliers, et ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques
mots d'allemand qu'il lui fallait. Il sortit de sa cour, se glissa dans le
bois, gagna le four à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant
retrouvé par terre les vêtements du mort, il s'en vêtit.
Alors, il se mit à rôder par les champs, rampant,
suivant les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits, inquiet comme
un braconnier.
Lorsqu'il crut l'heure arrivée, il se rapprocha de la
route et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore. Enfin, vers minuit,
un galop de cheval sonna sur la terre dure du chemin. L'homme mit l'oreille à
terre pour s'assurer qu'un seul cavalier s'approchait, puis il s'apprêta.
Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des
dépêches. Il allait, l'oeil en éveil, l'oreille tendue. Dès qu'il ne fut plus
qu'à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la route en gémissant :
" Hilfe ! Hilfe ! A l'aide, à l'aide ! " Le cavalier s'arrêta,
reconnut un Allemand démonté, le crut blessé, descendit de cheval, s'approcha
sans soupçonner rien et, comme il se penchait sur l'inconnu, il reçut au milieu
du ventre la longue lame courbée du sabre. Il s'abattit, sans agonie, secoué
seulement par quelques frissons suprêmes.
Alors le Normand, radieux d'une joie muette de vieux
paysan, se releva, et pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il le
traîna jusqu'au fossé et l'y jeta.
Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père
Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les plaines.
Au bout d'une heure, il aperçut encore deux uhlans côte
à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore:
"Hilfe ! Hilfe ! " Les Prussiens le laissaient venir, reconnaissant
l'uniforme, sans méfiance aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre
les deux, les abattant l'un et l'autre avec son sabre et un revolver.
Puis il égorgea les chevaux, des chevaux
allemands ! Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un cheval
au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme, reprit ses hardes de
gueux et, regagnant son lit, dormit jusqu'au matin.
Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la
fin de l'enquête ouverte; mais, le cinquième jour, il repartit, et tua encore
deux soldats par le même stratagème. Dès lors, il ne s'arrêta plus. Chaque
nuit, il errait, il rôdait à l'aventure, abattant des Prussiens, tantôt ici,
tantôt là, galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu, chasseur
d'hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière lui des cadavres couchés le
long des routes, le vieux cavalier rentrait cacher au fond du four à plâtre son
cheval et son uniforme.
Il allait vers midi, d'un air tranquille, porter de
l'avoine et de l'eau à sa monture restée au fond du souterrain, et il la
nourrissait à profusion, exigeant d'elle un grand travail.
Mais, la veille, un de ceux qu'il avait attaqués se
tenait sur ses gardes et avait coupé d'un coup de sabre la figure du vieux
paysan.
Il les avait tués cependant tous les deux ! Il était
revenu encore, avait caché le cheval et repris ses humbles habits ; mais en
rentrant, une faiblesse l'avait saisi et il s'était traîné jusqu'à l'écurie, ne
pouvant plus gagner la maison.
On l'avait trouvé là tout sanglant, sur la paille...
Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête
et regarda fièrement les officiers prussiens.
Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda :
"Vous n'avez plus rien à dire ?
- Non, pu rien; l' conte est juste: j'en ai tué seize,
pas un de pus, pas un de moins.
- Vous savez que vous allez mourir ?
- J' vous ai pas d'mandé de grâce.
- Avez-vous été soldat?
- Oui. J'ai fait campagne, dans le temps. Et puis,
c'est v'ous qu'avez tué mon père, qu'était soldat de l'Empereur premier. Sans
compter que vous avez tué mon fils cadet, François, le mois dernier, auprès
d'Evreux. Je vous en devais, j'ai payé. Je sommes quittes."
Les officiers se regardaient.
Le vieux reprit:
"Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes
quittes. J'ai pas été vous chercher querelle, mé ! J' vous connais
point ! J' sais pas seulement d'où qu'vous v'nez. Vous v'là chez mé, que
vous y commandez comme si c'était chez vous. Je m'suis vengé su l's autres. J'
m'en r'pens point."
Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses
bras dans une pose d'humble héros.
Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine,
qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce gueux magnanime.
Alors le colonel se leva et, s'approchant du père Milon,
baissant la voix:
"Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de
vous sauver la vie, c'est de..."
Mais le bonhomme n'écoutait point, et, les yeux plantés
droits sur l'officier vainqueur, tandis que le vent agitait les poils follets
de son crâne, il fit une grimace affreuse qui crispa sa maigre face toute
coupée par la balafre, et, gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force,
en pleine figure du Prussien.
Le colonel, affolé, leva la main, et l'homme, pour la
seconde fois, lui cracha par la figure.
Tous les officiers s'étaient dressés et hurlaient des
ordres en même temps.
En moins d'une minute, le bonhomme, toujours
impassible, fut collé contre le mur et fusillé alors qu'il envoyait des
sourires à Jean, son fils aîné; à sa bru et aux deux petits, qui regardaient,
éperdus.
Guy de Maupassant, Le
Gaulois ,22 mai 1883
L'AVEUGLE
Qu'est-ce
donc que cette joie du premier soleil ? Pourquoi cette lumière tombée sur
la terre nous emplit-elle ainsi du bonheur de vivre ? Le ciel est tout
bleu, la campagne toute verte, les maisons toutes blanches ; et nos yeux
ravis boivent ces couleurs vives dont ils font de l'allégresse pour nos âmes.
Et il nous vient des envies de danser, des envies de courir, des envies de
chanter, une légèreté heureuse de la pensée, une sorte de tendresse élargie, on
voudrait embrasser le soleil.
Les aveugles sous les portes, impassibles en leur
éternelle obscurité, restent calmes comme toujours au milieu de cette gaieté
nouvelle, et, sans comprendre, ils apaisent à toute minute leur chien qui
voudrait gambader.
Quand ils rentrent, le jour fini, au bras d'un jeune
frère ou d'une petite soeur, si l'enfant dit : "Il a fait bien beau
tantôt !", l'autre répond : "Je m'en suis bien aperçu,
qu'il faisait beau, Loulou ne tenait pas en place."
J'ai connu un de ces hommes dont la vie fut un des plus
cruels martyres qu'on puisse rêver.
C'était un paysan, le fils d'un fermier normand. Tant
que le père et la mère vécurent, on eut à peu près soin de lui ; il ne
souffrit guère que de son horrible infirmité ; mais dès que les vieux
furent partis, l'existence atroce commença. Recueilli par une soeur, tout le
monde dans la ferme le traitait comme un gueux qui mange le pain des autres. A
chaque repas, on lui reprochait la nourriture ; on l'appelait fainéant,
manant ; et bien que son beau-frère se fût emparé de sa part d'héritage,
on lui donnait à regret la soupe, juste assez pour qu'il ne mourût point.
Il avait une figure toute pâle, et deux grands yeux
blancs comme des pains à cacheter ; et il demeurait impassible sous
l'injure, tellement enfermé en lui-même qu'on ignorait s'il la sentait. Jamais
d'ailleurs il n'avait connu aucune tendresse, sa mère l'ayant toujours un peu
rudoyé, ne l'aimant guère ; car aux champs les inutiles sont des
nuisibles, et les paysans feraient volontiers comme les poules qui tuent les
infirmes d'entre elles.
Sitôt la soupe avalée, il allait s'asseoir devant la
porte en été, contre la cheminée en hiver, et il ne remuait plus jusqu'au soir.
Il ne faisait pas un geste, pas un mouvement ; seules ses paupières,
qu'agitait une sorte de souffrance nerveuse, retombaient parfois sur la tache
blanche de ses yeux. Avait-il un esprit, une pensée, une conscience nette de sa
vie ? Personne ne se le demandait.
Pendant quelques années les choses allèrent ainsi. Mais
son impuissance à rien faire autant que son impassibilité finirent par
exaspérer ses parents, et il devint un souffre-douleur, une sorte de
bouffon-martyr, de proie donnée à la férocité native, à la gaieté sauvage des
brutes qui l'entouraient.
On imagina toutes les farces cruelles que sa cécité put
inspirer. Et, pour se payer de ce qu'il mangeait, on fit de ses repas des
heures de plaisir pour les voisins et de supplice pour l'impotent.
Les paysans des maisons prochaines s'en venaient à ce
divertissement ; on se le disait de porte en porte, et la cuisine de la
ferme se trouvait pleine chaque jour. Tantôt on posait sur la table, devant son
assiette où il commençait à puiser le bouillon, quelque chat ou quelque chien.
La bête avec son instinct flairait l'infirmité de l'homme et, tout doucement,
s'approchait, mangeait sans bruit, lapant avec délicatesse ; et quand un
clapotis de langue un peu bruyant avait éveillé l'attention du pauvre diable,
elle s'écartait prudemment pour éviter le coup de cuiller qu'il envoyait au hasard
devant lui.
Alors c'étaient des rires, des poussées, des
trépignements des spectateurs tassés le long des murs. Et lui, sans jamais dire
un mot, se remettait à manger de la main droite, tandis que, de la gauche
avancée, il protégeait et défendait son assiette.
Tantôt on lui faisait mâcher des bouchons, du bois, des
feuilles ou même des ordures, qu'il ne pouvait distinguer.
Puis on se lassa même des plaisanteries ; et le
beau-frère enrageant de le toujours nourrir, le frappa, le gifla sans cesse,
riant des efforts inutiles de l'autre pour parer les coups ou les rendre. Ce
fut alors un jeu nouveau : le jeu des claques. Et les valets de charrue,
le goujat, les servantes, lui lançaient à tout moment leur main par la figure,
ce qui imprimait à ses paupières un mouvement précipité. Il ne savait où se
cacher et demeurait sans cesse les bras étendus pour éviter les approches.
Enfin, on le contraignit à mendier. On le portait sur
les routes les jours de marché, et dès qu'il entendait un bruit de pas ou le
roulement d'une voiture, il tendait son chapeau en balbutiant : "La
charité, s'il vous plaît."
Mais le paysan n'est pas prodigue, et, pendant des
semaines entières, il ne rapportait pas un sou.
Ce fut alors contre lui une haine déchaînée, impitoyable.
Et voici comment il mourut.
Un hiver, la terre était couverte de neige, et il
gelait horriblement. Or son beau-frère, un matin, le conduisit fort loin sur
une grande route pour lui faire demander l'aumône. Il l'y laissa tout le jour,
et quand la nuit fut venue, il affirma devant ses gens qu'il ne l'avait plus
retrouvé. Puis il ajouta : "Bast ! faut pas s'en occuper,
quelqu'un l'aura emmené parce qu'il avait froid. Pardié ! i n'est pas
perdu. I reviendra ben d'main manger la soupe."
Le lendemain, il ne revint pas.
Après de longues heures d'attente, saisi par le froid,
se sentant mourir, l'aveugle s'était mis à marcher. Ne pouvant reconnaître la
route ensevelie sous cette écume de glace, il avait erré au hasard, tombant
dans les fossés, se relevant, toujours muet, cherchant une maison.
Mais l'engourdissement des neiges l'avait peu à peu
envahi, et ses jambes faibles ne le pouvant plus porter, il s'était assis au
milieu d'une plaine. Il ne se releva point.
Les blancs flocons qui tombaient toujours
l'ensevelirent. Son corps raidi disparut sous l'incessante accumulation de leur
foule infinie ; et rien n'indiquait plus la place où le cadavre était
couché.
Ses parents firent mine de s'enquérir et de le chercher
pendant huit jours. Ils pleurèrent même.
L'hiver était rude et le dégel n'arrivait pas vite. Or,
un dimanche, en allant à la messe, les fermiers remarquèrent un grand vol de
corbeaux qui tournoyaient sans fin au-dessus de la plaine, puis s'abattaient
comme une pluie noire en tas à la même place, repartaient et revenaient
toujours.
La semaine suivante, ils étaient encore là, les oiseaux
sombres. Le ciel en portait un nuage comme s'ils se fussent réunis de tous les
coins de l'horizon ; et ils se laissaient tomber avec de grands cris dans
la neige éclatante, qu'ils tachaient étrangement et fouillaient avec
obstination.
Un gars alla voir ce qu'ils faisaient, et découvrit le
corps de l'aveugle, à moitié dévoré déjà, déchiqueté. Ses yeux pâles avaient
disparu, piqués par les longs becs voraces.
Et je ne puis jamais ressentir la vive gaieté des jours
de soleil, sans un souvenir triste et une pensée mélancolique vers le gueux, si
déshérité dans la vie que son horrible mort fut un soulagement pour tous ceux
qui l'avaient connu.
Guy de Maupassant, Le
Gaulois, 31 mars 1882.